25 TAGLIOS

ÉQUIPÉE VERS LE SUD

Essayez de passer inaperçu à califourchon sur un cheval de labour. Ça vous donnera une idée de nos difficultés pour traverser les faubourgs discrètement sur les monstres que nous avait offerts Madame. On a exténué le pauvre Gobelin à lui demander de nous couvrir. Au moment où nous quittions la ville, j’en étais venu à me dire que nous aurions carrément pu prendre le carrosse.

Vouloir fuir à l’insu général, c’était se bercer d’illusions, de toute façon. Il y avait des corbeaux à l’affût. Sur chaque arbre ou toit des alentours, il me semblait remarquer un de ces fichus volatiles.

Malgré notre allure soutenue et l’obscurité dissimulatrice, j’ai pu entrevoir la campagne immédiatement au sud de Taglios ; elle m’a paru fertile et très cultivée. Il le fallait pour alimenter une cité si vaste (même si j’avais observé des potagers en ville, surtout dans les quartiers huppés). Curieusement, les Tagliens mangeaient peu de viande alors que c’était le seul type d’aliment à pouvoir s’acheminer tout seul jusqu’aux marchés.

Deux des grandes castes religieuses avaient interdit la viande à table. Nos grands destriers, entre autres facultés, avaient celle de voir la nuit. Ils galopaient allègrement quand je me serais cru dans un four. L’aube nous a trouvés à soixante kilomètres au sud de Taglios passablement moulus.

Des paysans bouche bée nous ont regardés passer en trombe.

Cygne m’avait raconté la tentative de conquête des Maîtres d’Ombres l’été précédent. À deux reprises, nous avons traversé des champs de bataille, des villages saccagés. Chaque fois, les habitants les avaient reconstruits, mais pas sur le même site.

Nous avons fait halte près du second. Un ataman est venu nous observer pendant que nous mangions. Nous n’avions aucun mot en commun. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il gaspillait sa salive, il s’est contenté de sourire, puis m’a serré la main et a tourné les talons.

« Il savait qui nous sommes, a dit Gobelin. Et il nous perçoit de la même façon que les citadins.

— Il nous prend pour des couillons.

— Personne ne nous prend pour des couillons, Toubib, est intervenue Madame. Et c’est peut-être bien le problème. Il se peut qu’on ne soit pas aussi malins qu’ils se l’imaginent.

— Ben voyons ! » J’ai jeté une pierre à un corbeau. Je l’ai raté. Elle m’a regardé, l’air perplexe.

« Je crois que tu as raison quand tu dis qu’il y a une conspiration du silence. Mais peut-être qu’ils ne se cachent pas tant que cela. Peut-être qu’ils nous croient tout bonnement mieux informés qu’on ne l’est. »

Sindawe, le troisième sous-lieutenant de Mogaba, a pris la parole : « J’ai l’impression que c’est le cœur du problème, capitaine. J’ai passé du temps dans les rues. J’ai remarqué ça dans leur regard à tous : ils me prennent pour beaucoup plus que je ne suis.

— Hé ! s’ils se contentaient de regarder… Chaque fois que je sors, ils m’acclament quasiment comme un empereur. C’en est embarrassant.

— Mais pas moyen de leur arracher un mot, a dit Gobelin en remballant ses affaires. Des courbettes, des sourires et des génuflexions en veux-tu en voilà. Ils nous donneraient tout à part leurs gamines encore vierges. Mais pose une question un peu concrète… là tu peux te brosser.

— La vérité est une arme mortelle, a dit Madame.

— Et c’est pourquoi les princes et les prêtres la redoutent, ai-je ajouté. Si on n’est pas ce qu’on paraît, alors qu’est-ce qu’on est selon eux ?

— Ce qu’était la Compagnie lors de son dernier passage, quand elle montait vers le nord. »

Sindawe a approuvé. « La réponse se trouve sans doute dans les annales manquantes.

— Bien sûr. Mais justement, elles sont manquantes. » Si j’avais eu les miennes sous la main, j’aurais relu les notes que j’avais prises au Temple des Asiles. Ces tout premiers volumes avaient été perdus quelque part dans cette région.

Aucun nom sur mes cartes ne ravivait de souvenir. Rien ne produisait d’écho dans ma mémoire. L’histoire s’était terminée à Cho’n Delor, pour ainsi dire. Nous avancions en terre inconnue, même si les annales regorgeaient d’allusions à la période précédant les guerres Pastels.

Tous les lieux avaient-ils été rebaptisés ?

« Oh, mon pauvre cul ! » a gémi Gobelin en se juchant en selle. Un spectacle qui valait le coup d’œil, l’avorton à l’escalade d’une bête pareille. Chaque fois, Otto lui demandait où était son échelle, pour le charrier. « Toubib, j’ai une idée.

— Tu m’inquiètes. »

Il a ignoré le commentaire. « Si on prenait notre retraite ? On se fait trop vieux pour ce satané boulot. »

Hagop a ajouté : « Ces types qu’on a croisés sur la route en descendant d’Aviron avaient sans doute la bonne idée. Seulement c’étaient des petits bras. On devrait se trouver une ville et en prendre le contrôle. Ou signer pour un engagement dans la durée.

— Y a eu des douzaines de tentatives. Chaque fois ça avorte. La seule exception, c’est Gea-Xle. Et au bout d’un moment, les gars ont fini par avoir envie de repartir.

— M’est avis que ce n’étaient plus ceux du début.

— On est tous vieux et fatigués, Hagop.

— Parle pour toi, papi », a lancé Madame.

J’ai jeté un caillou et enfourché ma monture. C’était une boutade, une invite à échanger quelques piques. J’ai fait la sourde oreille. Je me sentais vieux et fatigué à cet égard aussi. Elle a haussé les épaules puis est montée en selle. J’ai donné de l’éperon en me demandant où nous en étions, elle et moi. Nulle part, probablement. Peut-être l’étincelle avait-elle été négligée trop longtemps. Peut-être notre proximité était-elle néfaste.

 

En descendant plus au sud, quelque chose nous a frappés. Des messagers circulaient en quantité, plus que partout ailleurs. Dans chaque village, on nous reconnaissait. Nous suscitions les mêmes acclamations, le même enthousiasme qu’à Taglios. Quand ils en avaient, les jeunes gens sortaient avec leurs armes.

Je ne suis pas porté sur le moralisme. Mais je me sentais coupable quand je les voyais, comme si j’étais responsable d’une façon ou d’une autre de la transformation de ces braves gens pacifiques en ardents militaristes.

Otto pensait que les armes avaient été prises aux envahisseurs de l’année précédente. Peut-être. Pour certaines. Mais la plupart étaient si déglinguées, vieilles et rouillées que j’aurais souhaité de tout cœur les voir aux mains de l’ennemi.

Notre enrôlement paraissait maintenant plus improbable.

Aucun indice ne venait remettre en cause notre constat : les Tagliens étaient un peuple paisible, accueillant et travailleur, qui avait le bonheur d’habiter un pays clément. Mais même ces campagnards paraissaient consacrer le plus gros de leur temps libre au culte de leurs ahurissants bataillons de dieux.

« Qu’on remporte une belle victoire, ai-je dit à Madame alors que nous nous trouvions à cent vingt kilomètres au sud de la ville, et ces gens devront se préparer psychologiquement à faire les frais des inévitables représailles des Maîtres d’Ombres.

— Et si on accepte l’enrôlement et qu’on perd la première bataille, ça n’aura pas d’importance. On ne sera pas dans le coin pour en subir les conséquences.

— Je te reconnais bien là. Toujours penser positif.

— Est-ce que tu comptes vraiment signer notre enrôlement ?

— Pas si je peux l’éviter. C’est pourquoi on est ici. Mais j’ai la sale impression que mes désirs ne pèseront pas lourd face aux réalités. »

Gobelin s’est raclé la gorge et a grommelé que les griffes du destin nous poursuivaient. Il avait raison. Et pour moi la seule façon d’y échapper, c’était de trouver un moyen de continuer la route vers le sud, au mépris des Maîtres d’Ombres.

Nous ne forcions pas le train. Nous avons fait halte pour casser une graine avant que notre petit-déjeuner soit vraiment digéré. Nous n’étions plus capables d’endurer la fatigue d’une longue chevauchée sans interruption. L’âge.

Otto et Hagop voulaient allumer un feu et préparer un vrai repas. Je les y ai autorisés. Éreinté, je suis allé m’allonger non loin, la tête posée sur une roche, et j’ai regardé les nuages traverser lentement ce ciel étranger de plein jour identique à celui du pays d’où je venais.

Tout était trop précipité, trop étrange pour que j’y voie clair. J’étais rongé par le sentiment d’être le mauvais homme au mauvais poste et au mauvais moment pour la Compagnie. Je ne me sentais pas compétent pour gérer la situation. Avais-je, moi, assez de carrure pour mener une nation à la guerre ? Je ne le croyais pas. Même si tous les Tagliens, hommes, femmes et enfants, me proclamaient leur sauveur.

J’ai essayé de me remonter le moral en me disant que je n’étais pas le premier capitaine à éprouver des doutes et que bien d’autres avant moi s’étaient englués dans des situations locales dont ils n’entrevoyaient ni les tenants ni les aboutissants. Peut-être devais-je me considérer chanceux par rapport à certains : j’avais avec moi Madame, qui évoluait dans les intrigues comme un poisson dans l’eau. Peut-être pourrais-je employer ses talents. J’avais Mogaba qui, malgré les barrières de langue et de culture qui subsistaient entre nous, m’apparaissait de plus en plus comme le meilleur des soldats d’élite qu’il m’ait été donné de voir. J’avais Gobelin, Qu’un-Œil, Crapaud et, peut-être, Transformeur. J’avais en outre quatre siècles de ruses de la Compagnie dans mon sac à malices. Mais rien de tout cela n’apaisait ma conscience ni n’étouffait mes doutes.

Dans quoi nous étions-nous embarqués en entreprenant ce voyage de retour aux origines de la Compagnie ?

D’où venaient nos ennuis ? De ce que nous étions en territoire inconnu du point de vue des annales ? De ce que j’avançais à l’aveuglette, sans carte historique ?

Le rapport entre nos anciens frères d’armes et ce pays me posait question. Je n’avais guère eu l’occasion de fureter en quête d’information. Les vagues renseignements que j’avais collectés laissaient penser que nos ancêtres n’avaient pas été très corrects. J’avais l’impression que la diaspora des compagnies franches d’origine était noyautée par la religion. La doctrine en vigueur, qui avait subsisté à l’état de vestige chez les Nars, était sûrement implacable. Le nom de la Compagnie continuait de provoquer la peur et un émoi intense.

La fatigue a eu raison de moi. Je me suis endormi. Ce sont des croassements de corbeaux qui, me réveillant, m’en ont fait prendre conscience.

Je me suis relevé d’un bond. Les autres m’ont regardé, assez surpris. Ils n’entendaient rien. Ils étaient sur le point de finir leur repas. Otto gardait la marmite au chaud.

Je me suis tourné vers un arbre solitaire non loin et j’ai vu plusieurs corbeaux qui inclinaient leurs sales trombines comme pour m’observer. Ils se sont mis à pousser de petits cris. J’avais la drôle d’impression qu’ils cherchaient à capter mon attention.

Je suis parti vers eux au trot.

Alors que je parvenais à mi-chemin de l’arbre, deux d’entre eux ont pris leur essor. Ils sont montés dans le ciel avec cet air un peu gourd qu’ont ces volatiles, puis se sont laissés planer vers un boqueteau à environ un kilomètre et demi vers le sud-est. Une bonne cinquantaine de leurs congénères tournoyaient au-dessus.

Les corbeaux restants se sont envolés de l’arbre quand ils ont estimés que j’avais vu ce que les deux premiers voulaient me montrer. Je suis retourné à mon déjeuner d’humeur songeuse. Parvenu à la moitié de ma tambouille fadasse, j’ai conclu qu’on m’avait donné une mise en garde. La route passait tout près du boqueteau.

Quand nous sommes remontés en selle, j’ai lancé : « Attention tout le monde ! On avance les armes au clair. Gobelin. Tu vois ces arbres là-bas ? Garde-les à l’œil. Comme si ta vie en dépendait.

— Qu’est-ce qui se passe, Toubib ?

— Je ne sais pas. Juste un pressentiment. Sans doute sans fondement, mais ça ne coûte rien d’être prudent.

— Si tu le dis. » Il m’a regardé avec une expression bizarre, comme s’il s’interrogeait sur ma santé mentale.

Madame m’a observé d’un air plus bizarre encore quand, approchant du boqueteau, Gobelin a couiné : « Le coin est infesté ! »

Rien de plus à dire. L’infestation s’est déclarée. Ces petits hommes bruns de peau. Une bonne centaine. Des stratèges à la manque. Quand on est à pied, il ne faut pas chercher à désarçonner des cavaliers, même s’ils sont en sous-nombre.

Gobelin a crié « Hisse ! » et il a ajouté autre chose. Un nuage d’insectes a enveloppé la déferlante d’assaillants.

Ils auraient mieux fait de nous canarder à coups de flèches.

Otto et Hagop ont opté pour la réaction la plus sotte, de mon point de vue. Ils ont chargé. Leur vitesse les a entraînés au milieu de la masse. Mon choix semblait plus sage. C’est moi que les autres ont suivi. Nous avons juste tourné bride et sommes partis au trot, abandonnant nos adversaires aux bons soins de Gobelin.

Ma monture a trébuché. En fin cavalier que je suis, j’ai vidé les étriers. Avant que j’aie pu me relever, les types à la peau brune étaient sur moi, essayant de me crocheter. Gobelin veillait. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais ça a marché. Après m’avoir chahuté un peu et administré une bonne volée de coups, ils ont décidé de s’en prendre à ceux qui avaient eu le bon sens de rester en selle.

Otto et Hagop ont déboulé au grand galop pour les prendre par-derrière. Je me suis relevé, chancelant, et j’ai cherché ma monture. Elle était à cent mètres et me considérait d’un air vaguement amusé. Je l’ai rejointe en boitillant.

Ces petits lascars utilisaient une sorte de magie mineure, mais pas leur matière grise. Ils se bornaient à nous harceler. Ils tombaient comme des mouches – cela dit, quand vous en aviez une douzaine sur les bras, il fallait se soucier d’autre chose que d’en mettre un score honorable hors de combat.

Dans mon hébétude, j’appréhendais mal la situation. Et quand j’ai réussi à hisser ma carcasse meurtrie en selle, le charivari s’était décalé hors de vue, dans une étroite vallée plate.

D’une façon ou d’une autre, j’ai perdu le sens de l’orientation. Un peu paumé. Quand, ayant recouvré mes esprits, je me suis mis en quête de ma troupe, je ne l’ai pas trouvée. Il faut dire que je n’ai pas eu longtemps le loisir de la chercher. Le destin est intervenu sous la forme de cinq petits cavaliers bruns qui auraient paru comiques s’ils n’avaient pas brandi des épées et des lances et s’ils n’avaient pas été lancés ventre à terre contre moi, animés d’intentions belliqueuses.

Un autre jour, je me serais rangé à quarante mètres pour les aligner avec mon arc. Mais je n’étais pas d’humeur. Je voulais qu’on me fiche la paix pour que je puisse retrouver les autres.

J’ai détalé au galop. En gravissant et dévalant quelques collines, je les ai semés assez vite. Mais, ce faisant, je me suis perdu pour de bon. Pendant cette promenade de santé, le ciel s’est couvert. Une bruine s’est mise à tomber. Juste ce qu’il fallait pour me regonfler le moral. Je me suis efforcé de retrouver la route, espérant tomber sur une trace de mes compagnons.

Je suis monté au sommet d’une colline et j’ai décelé cette espèce de silhouette entourée de corbeaux qui ne poursuivait depuis le Temple des Asiles. Elle déambulait au loin et s’éloignait diamétralement de moi. J’ai oublié les autres et piqué des deux. La silhouette s’est immobilisée et a regardé en arrière. J’ai ressenti le poids de son regard, mais je n’ai pas ralenti. Je voulais en avoir le cœur net au plus vite.

J’ai descendu au galop un mamelon, franchi d’un bond un ruisseau où gargouillait une eau boueuse. La silhouette a momentanément disparu de mon champ de vision. Je suis remonté de l’autre côté. Quand j’ai atteint la crête, il n’y avait plus rien à voir, à part quelques corbeaux errants qui tournoyaient çà et là. J’ai laissé échapper un chapelet d’imprécations dont la verdeur aurait désolé ma pauvre mère.

J’ai poursuivi sans ralentir jusqu’à la zone où, approximativement, j’avais vu pour la dernière fois la créature. J’ai arrêté mon cheval, mis pied à terre, arpenté le périmètre en quête d’indices. Comme limier, je ne cassais pas des briques. Mais lourd comme l’était le terrain, je devais fatalement trouver des empreintes. Ou alors c’est que je devenais dingue et que j’avais des visions.

Des empreintes, j’en ai trouvé. Et je continuais d’éprouver le poids de ce regard braqué sur moi. Mais je n’ai pas découvert ce que je cherchais. J’étais abasourdi. Même en imaginant qu’il y ait de la magie là-dessous, je ne m’expliquais pas cette disparition totale. Il n’y avait nulle part de couvert alentour.

J’ai soudain repéré des corbeaux qui formaient une ronde à environ un kilomètre. « D’accord, mon salaud. On va voir à quelle vitesse tu cours. »

Je me suis derechef déplacé en pure perte.

Ce petit jeu s’est répété trois fois. Je n’étais pas plus avancé. À ma troisième halte, je me trouvais sur une éminence qui dominait, à trois cents mètres de là, une forêt d’une centaine d’acres. Je suis descendu de selle et resté un moment près de mon cheval. Nous avons contemplé le panorama. « Toi aussi ? » ai-je demandé. Sa respiration était aussi irrégulière que la mienne. Or ces bêtes ne s’essoufflaient jamais.

C’était un drôle de spectacle, en contrebas. Jamais je n’avais vu autant de corbeaux, sauf peut-être sur un champ de bataille tout frais.

En une vie de pérégrinations et d’études, j’ai entendu pas mal d’histoires sur les forêts hantées. Ces bois sont toujours décrits comme sombres, touffus et ancestraux. Les arbres en sont la plupart du temps morts et rappellent des mains squelettiques tendues vers le ciel. Cette forêt-là échappait à ces caractéristiques, exception faite de sa densité. Pourtant, aucun doute, elle donnait l’impression d’être hantée.

J’ai posé les rênes sur le garrot du cheval, empoigné mon écu, tiré mon épée de son fourreau de selle et je suis parti de l’avant. Le cheval m’a suivi, en retrait de dix pas, tête baissée, les naseaux affleurant le sol, comme un chien sur une piste.

Les corbeaux étaient plus nombreux au milieu du bois. Je ne me fiais guère à ma vue, mais il me semblait déceler là-bas une forme sombre et courtaude entre les arbres. Plus j’en approchais, plus je ralentissais : un reste de bon sens encore ancré en moi peut-être. Ce reste me répétait d’ailleurs que je n’étais pas de taille à affronter la chose. Je ne suis pas un téméraire bretteur avide de pourfendre le mal jusque dans sa tanière.

Je suis une andouille affligée d’une dose de curiosité malsaine. Cette curiosité, sitôt qu’elle m’empoigne, me mène par le bout du nez.

J’ai remarqué un arbre isolé assez proche du stéréotype décharné et à demi mort, dont le tronc était à peu près aussi large que moi. Il se dressait comme une sentinelle avancée, à une dizaine de mètres de l’orée du bois. Des broussailles poussaient à son pied jusqu’à hauteur de ceinture. Je me suis arrêté auprès de lui, me suis appuyé contre son tronc le temps de décider si je devais persévérer ou battre en retraite. Le cheval m’a rejoint et m’a donné un petit coup de museau sur l’épaule. J’ai tourné la tête pour le regarder.

Sifflement de serpent. Tchoc !

Les yeux écarquillés, j’ai regardé la flèche vibrante plantée à trois centimètres de mes doigts. J’ai commencé à me calmer quand j’ai compris que le trait n’avait pas été tiré pour me tuer.

Pointe, tige et empennage, cette flèche était toute noire comme le cœur d’un prêtre. La tige était laquée. Trois centimètres derrière sa pointe, un papier blanc était collé. J’ai extrait la flèche de l’écorce pour lire le message.

Il n’est pas encore temps, Toubib.

 

La langue et l’alphabet étaient proches de ceux en usage dans les Cités Joyaux.

Intéressant. « Bien. Pas encore temps. » J’ai décollé le papier et l’ai froissé en une boulette que j’ai jetée vers le bois. J’ai essayé de repérer l’archer. En vain, évidemment.

J’ai rangé la flèche dans mon carquois, puis je suis remonté en selle, j’ai tourné bride et je suis reparti d’un bon pas. Alors une ombre a glissé au-dessus de moi, celle d’un corbeau prenant de l’altitude pour mieux distinguer les sept petits hommes à la peau brune qui m’attendaient au sommet de la colline. « Alors vous, les gars, vous êtes du genre obstiné. »

J’ai remis pied à terre et, protégé par mon cheval, j’ai sorti mon arc, tendu sa corde et encoché une flèche – celle que je venais de récupérer – puis j’ai entrepris de m’éloigner à flanc de colline, toujours derrière mon cheval.

Les petits guerriers ont tourné leurs chevaux nains pour me couper la route.

Sitôt parvenu à bonne portée, j’ai bondi de côté et décoché mon trait vers le plus proche. Il l’a vu venir et a voulu l’esquiver. Mal lui en a pris. J’avais visé l’encolure de son poney. La flèche lui a traversé le genou, blessant à la fois le cavalier et sa monture. L’animal l’a jeté à terre et est parti au galop en le traînant par un étrier.

J’ai renfourché mon cheval en hâte et me suis engouffré dans la brèche. Leurs petits chevaux ne couraient pas assez vite pour la refermer.

Et ainsi sommes-nous partis, eux à mes trousses, poussant leurs bêtes à les crever en moins d’une heure, et moi au petit galop sur mon destrier qui non seulement ne se foulait pas, mais paraissait même s’amuser. C’était la première fois que je montais un cheval qui tournait la tête pour vérifier où étaient ses poursuivants, puis ajustait son allure pour rester à distance de Tantale.

Je n’avais pas la moindre idée de l’identité de ces types à la peau brune, mais ils devaient être salement nombreux vu comme ils pullulaient. J’ai pensé m’informer auprès de ceux qui me collaient le train en les éliminant un à un pour capturer le dernier, mais je me suis finalement ravisé, considérant qu’il valait mieux rester discret. Au besoin, je pourrais toujours amener la Compagnie ici et battre le terrain pour les retrouver.

Je me demandais ce qu’étaient devenus Madame, Gobelin et les autres. Je doutais qu’il leur soit arrivé malheur, vu l’avantage que nous conféraient nos chevaux, mais…

Nous étions séparés et rien ne servait que je passe le reste de la journée à les chercher. Autant regagner la route, obliquer vers le nord et me trouver un bourg et un refuge au sec.

La bruine me tapait sur les nerfs plus que mon peloton de poursuivants. Et cet arpent de forêt me tracassait plus encore que la pluie. Ce mystère m’inspirait une trouille bleue.

Les corbeaux, la souche mouvante étaient réels. Plus de doute là-dessus. Et la souche me connaissait par mon nom.

Peut-être fallait-il amener la Compagnie et l’envoyer contre la créature qui se cachait là.

La chaussée était faite d’une de ces terres miraculeuses qui tournent en boue profonde pour peu qu’on crache dedans. Comme on semblait ignorer les barrières dans ce coin du monde, j’ai chevauché à côté. Assez vite, je suis arrivé à un village.

Appelez cela signe du destin ou hasard des circonstances. Hasard, plutôt. Ma vie semble régie par des lois erratiques. Des cavaliers entraient dans l’agglomération par le nord. Ils avaient l’air plus trempés que moi. Ce n’étaient pas de petits hommes bruns de peau, mais je les ai néanmoins considérés avec méfiance tout en cherchant un abri. Ils étaient plus lourdement armés que moi, quand je trimballais pourtant de quoi équiper une section complète.

« Yo ! Toubib ! »

Mince. C’était Murgen. En approchant, j’ai reconnu les autres aussi : Saule Cygne, Cordy Mather et Lame.

Que diable fichaient-ils là ?

 

Jeux d'Ombres
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